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Luz

Adaptation du roman d’Elsa Osorio, Luz ou le temps sauvage, et mise en scène de Paula Giusti, compagnie Toda Vía Teatro, au Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

© Rodolphe Haustraete.

C’est une plongée dans l’histoire sombre de l’Argentine, à travers les interrogations de Luz sur sa famille, (Luz signifie Lumière ! et dans ce cas, Vérité) elle nous prend à témoin. Née en 1975 pendant la dictature, la jeune femme est brutalement saisie d’un doute sur ses origines quand elle met au monde son propre fils. Elle a vingt ans et se lance alors à la recherche d’elle-même et de son identité.

À partir du roman d’Elsa Osorio – née en 1952 à Buenos-Aires – roman dense et complexe avec ses allers et retours dans le temps, Paula Giusti transpose la démarche du metteur en scène dans sa recherche de création pour l’énonciation d’un sujet et sa transformation en objet théâtral. Elle est, dans le spectacle, cette metteuse en scène en train de façonner son histoire par des jeux de miroirs, accompagnée d’un musicien, six comédiens et six marionnettes.

© Rodolphe Haustraete.

L’histoire de Paula Giusti se superpose à celle d’Elsa Osorio, l’auteure. Elle en dit les analogies : « Je suis née en Argentine en 1975, dans la ville de Tucumán où le militaire Antonio Domingo Bussi a été d’une efficacité redoutable pendant la dictature… » Dans le pays, 30 000 disparus, dont un certain nombre ont fait partie de ce qui s’appelait les vols de la mort, jetant les prisonniers dans l’océan depuis la porte d’un avion, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers politiques, 500 bébés volés dont seulement 130 connaissent aujourd’hui leur véritable filiation. Autant dire que l’Histoire n’est pas close et que des procédures sont toujours en cours. Tous les Argentins, depuis ces années de dictature militaire – qui se sont étendues de 1976 à 1983 – vivent avec ce mot Desaparecidos, comme symbole du vol d’enfants nés en captivité, et symbole d’absence quant à leurs mères.

Luz, qui a quitté l’Argentine à l’âge de vingt-cinq ans, remonte le fil de l’Histoire, qu’elle découvre par fragments, en Espagne, aux États-Unis et sur place en Argentine, et comprend que sa mère, détenue politique, avait accouché en prison d’une petite fille destinée à la famille d’un des tortionnaires, appelé La Bête. Une seule personne connaît ses origines, c’est Miriam, la compagne de ce tortionnaire qui avait en charge de veiller sur la mère et le bébé à son domicile avant de remettre l’enfant à la famille d’adoption. Or Miriam se lie d’amitié avec sa prisonnière et, à ses risques et périls, l’aide à s’enfuir, s’engageant à veiller sur l’enfant et à récupérer son acte de naissance. Luz se lance alors à la recherche éperdue et éprouvante de sa mère, en recoupant les indices et les témoignages, et en saisissant les associations susceptibles de lui apporter des éléments de vérité, dont lesAbuelas de la Plaza de Mayo/Les Folles de la Place de Mai, à Buenos Aires. Refaisant le chemin de l’enfance, elle remet aussi en cause sa famille adoptive.

© Rodolphe Haustraete.

À ses côtés, Eduardo, le père adoptif, au début complice du mensonge dans lequel Luz a grandi et qui, quand il décide de regarder la réalité en face et de la lui révéler alors qu’elle a sept ans, est assassiné ; Mariana, sa mère adoptive à qui le mensonge convient ; Carlos, son père biologique, exilé politique en France et qui aura du mal à reconnaître sa fille et se trouvera ébranlé de découvrir son statut de père et de grand-père, alors qu’il avait décidé de couper tout lien avec son pays d’origine ; La Bête, tortionnaire exécutant les ordres du pouvoir militaire et essayant de tirer profit de la situation en offrant un bébé à sa femme, Miriam, qui ne peut en avoir ; elle,  ancienne prostituée ayant reçu peu d’éducation mais qui sait ouvrir les yeux sur la réalité et s’exposer, en aidant Liliana la mère de Luz, avant de s’enfuir à son tour et de rencontrer la jeune femme, qui n’aura eu de cesse de la chercher. Miriam lui fera récit de ses origines.

© Rodolphe Haustraete.

Dans cette chronique des années noires, des marionnettes complètent la distribution : les grands-parents de Luz, le Général Dufau et sa femme Amalia, qu’elle porte dans son sac à dos ou qui apparaissent dans une valise, le poids de la mémoire ; la mère biologique de Luz, Liliana, depuis longtemps disparue car assassinée, représentée par une tête qui prend vie à travers le corps de plusieurs comédiens ; Luz bébé, un petit paquet qui passe de mains en mains ; le médecin accoucheur, Murray ; Jorge Rafael Videla, le dictateur qui s’est emparé du pouvoir à la tête d’une junte militaire, en 1976 et y restera jusqu’en 1981, passant ensuite le relais à Roberto Eduardo  Viola.

Les tréteaux se dressent au début du spectacle et le dialogue s’installe entre la metteuse en scène, assise côté public et les acteurs. La troupe arrive, les personnages se présentent. « Je meurs dans la seconde partie » annonce celui qui sera le père adoptif de Luz. « Vous êtes ? » demande l’un, « Miriam » répond l’actrice. Les interactions entre personnages et marionnettes se construisent. Quand Luz rencontre son père biologique dans un café, et qu’il ne la reconnaît pas, elle le ramène à la réalité de la mi-novembre 1976 : « On a détruit nos maisons, on a volé nos enfants. » La scène se rejoue et sur la nappe-écran se projettent des images d’actualité de l’époque, témoignant de l’horreur. Et elle amorce l’histoire de Miriam et de La Bête, son mari tortionnaire qu’elle disait « un peu ballot mais brave » et qui lui avait promis le bébé d’une « subversive », un bébé-cadeau… Et Luz raconte, le cadavre de sa mère qu’on lui a finalement montré et dont on a confirmé l’hérédité par les analyses ADN mises en place depuis la fin des années 80, la fuite de Miriam, sa rencontre avec Luz et son petit garçon. L’émotion est présente à toutes les étapes du récit, mis en images, et jusqu’à la fin quand son père passe outre son amnésie et redonne son identité à l’absente, la mère de Luz, Liliana Ortiz.

© Rodolphe Haustraete.

Le spectacle est accompagné, sous différentes formes, des interventions du musicien Carlos Bernardo, guitariste, compositeur et multi-instrumentiste, entre bruitages, berceuse et orchestrations qui soulignent la gravité du sujet et la tension des personnages. Tous sont acteurs aux mains nues ou donnant vie à un personnage-marionnette qui brouillent les pistes des identités, collant ainsi au sujet, se dédoublent et se démultiplient, reflétant la complexité de l’adaptation du roman. Et par ce biais du théâtre dans le théâtre, Paula Giusti et sa troupe abordent de manière frontale et précise cette douloureuse question de la disparition et des traces, où se rencontrent la mémoire individuelle et la mémoire collective.

C’est avec la création du spectacle Autour de la stratégie la plus ingénieuse pour s’épargner la pénible tâche de vivre, que la compagnie Toda Vía Teatro voit le jour, en 2005, autour de Paula Giusti. Créé en Argentine, ce spectacle avait valeur d’introduction subjective et ludique à la vie de Fernando Pessoa, à partir de son œuvre. Paula Giusti crée ensuite en 2008 Le Grand cahier, d’Agota Kristof ; en 2015, Le Révizor, de Gogol ; en 2019, Le Pain nu, d’après Mohamed Choukri, ainsi que L’affaire méchant loup, pour jeune public ; en 2020, Des histoires qui changent le monde, contes et chansons données en plein air pour braver le Covid. Luz a été créé en mars 2023 et vient de se poser quinze jours au Théâtre du Soleil,

Toda Vía Teatro reprend la route, alors que l’Argentine – qui semble « avoir une faculté d’oubli » comme le dit le texte – vient d’élire à sa tête un dangereux ultra-droite et qu’on reste dans le vide. « À quoi ça sert de savoir ? » posait l’un des personnages, avec inquiétude…

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2023

Avec les comédiens-manipulateurs : Dominique Cattani, Larissa Cholomova, Pablo Delgado, Laure Pagès, Florian Westerhoff et Armelle Gouget – musique sur scène/composition originale Carlos Bernardo – assistance à la mise en scène Pablo Delgado – stagiaire assistante de création d’accessoires et de décors Léane Coutelier – régie générale et lumières Florian Huet – Le roman Luz ou le temps sauvage d’Elsa Osorio est publié aux éditions Métailié.

Du 7 au 26 novembre 2023, du mardi au samedi à 20h dimanche à 16h, au Théâtre du Soleil, route du Champ de Manoeuvre. M° Château de Vincennes, puis navette ou bus 112 – site : theatredusoleil.fr – réservations 06 68 62 42 64 – Prochaine représentation, le 30 novembre 2023 à L’Archipel de Fouesnant- Les Glénan (29).